Perrey C. Un ethnologue chez les chasseurs de virus. L’Harmattan, coll « Logiques sociales », 2012.
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Perrey (Christophe), Un ethnologue chez les chasseurs de virus.
Enquête en Guyane française.
Préface d’Anne Marie Moulin.
Paris, L’Harmattan (Logiques sociales),
2012, 236 p., 23,5 €.
Résumé
L’épidémiologie fonde de nos jours une grande partie des décisions politiques en matière de santé. Sur une base statistique, elle explore les facteurs impliqués dans le développement des maladies. L’auteur, ethnologue de formation, s’est immergé pendant plusieurs années dans un laboratoire de renom, consacré à l’épidémiologie des virus cancérogènes, Son enquête l’a amené à y observer la vie quotidienne et les stratégies des chercheurs, et à participer à un programme d’étude développé en Guyane. II pose avec détermination des questions cruciales pour comprendre la recherche scientifique actuelle, Comment se construit un projet de recherche ? Entre l’étude des gènes et des comportements s’ouvre un vaste champ des possibles, Pourquoi donne-t-on la préférence à un thème plutôt qu’à un autre? La présence des sciences humaines peut-elle changer le cours de l’épidémiologie des maladies infectieuses, voire en transformer les résultats? C’est tout j’enjeu de cette étude, réalisée au cœur d’un institut à la pointe de la recherche internationale.
Fruit d’une observation participante de cinq années, l’ouvrage de Christophe Perrey renoue avec un genre aujourd’hui déclinant de l’étude sociologique des sciences : l’étude de laboratoire. Créée en 1990, l’unité d’épidémiologie observée appartient à l’Institut Pasteur et a pour objet principal un virus moins « médiatique » que le VIH : le Human T-Cell Lymphotropic Virus (HTLV). Isolé en 1980 aux États-Unis sous une première forme (HTLV-1) par l’équipe de Robert Gallo, ce virus est le premier rétrovirus à avoir été découvert. Les personnes infectées peuvent sous certaines conditions et dans une proportion limitée (environ 5 % des personnes infectées) développer un cancer ou une maladie dégénérative du système nerveux central.
L’auteur ne manque pas de rappeler l’influence qu’a pu avoir Bruno Latour sur sa « vision de l’univers scientifique » (p. 32) à travers des ouvrages tels que La vie de laboratoire ou La science en action.
Il serait pourtant vain de chercher chez cet Ethnologue chez les chasseurs de virus une simple transposition (sur un objet inédit) de ces études « paradigmatiques ». Tout d’abord, parce que C. Perrey refuse d’adopter l’idiome encore en vogue dans le domaine de l’étude des sciences de l’indistinction des « humains et des nonhumains ». Il insiste au contraire sur la capacité de résistance des objets sur lesquels travaillent les chercheurs observés comme sur la nécessité pour le sociologue de s’approprier patiemment la « sémantique des chercheurs pour éviter de sombrer dans un réductionnisme […] des plus pauvres » (p. 37).Ensuite, parce que contrairement aux études de laboratoire classiques centrées sur des espaces fermés – conçus comme autant de sous-systèmes socioculturels autonomes – le laboratoire choisi présente un profil fait à la fois de multidisciplinarité à large spectre (virologie, épidémiologie, génétique, immunologie, anthropologie) et d’ouverture vers l’extérieur. Une part importante de son activité se développe hors murs à partir d’un va-et-vient entre pratiques de laboratoire et investigations sur le terrain, en particulier en Guyane française.
Le lecteur prendra garde à la remarque d’Anne Marie Moulin en préface : pour publier sa recherche, l’auteur n’a semble-t-il eu d’autre solution que de donner des noms fictifs aux acteurs observés et/ou interrogés. Cette contrainte imposée à l’auteur est regrettable. L’objet de l’unité de recherche étudiée étant très spécifique (seize laboratoires dans le monde travaillent sur le HTLV), il est très facile pour n’importe quel lecteur familier du domaine d’identifier rapidement les principaux protagonistes – pour s’en tenir à quelques figures récurrentes : Guy de Thé (alias « Gilles de Ré »), Antoine Gessain (alias « Alexandre Dubosc »), Dominique Jeannel (alias « Jeanne Roussel ») ou Annie Hubert (alias « Annick Estel »). Le premier chapitre revient sur les conditions de création du laboratoire en 1990. Virologue de formation et grand voyageur, Guy de Thé fut sollicité relativement tardivement dans sa carrière pour mettre en place, à l’Institut Pasteur, une épidémiologie pasteurienne, c’est-à-dire une épidémiologie « reposant sur des données collectées personnellement par le chercheur sur le terrain et analysées par des techniques de pointe à
l’intérieur du laboratoire » (p. 45). Ses travaux antérieurs sur le lien entre le virus d’Epstein-Barr (EBV) et le cancer du rhino-pharynx l’ont convaincu de l’intérêt d’une approche multidisciplinaire du cancer intégrant les sciences humaines et sociales. Cette étude antérieure est déterminante pour la création et l’organisation de son unité à l’Institut Pasteur. Elle est structurée autour de deux groupes principaux
– celui des épidémiologistes sous la responsabilité de Dominique Jeannel et celui des virologues sous la responsabilité d’Antoine Gessain
– auxquels s’ajoute un groupe de recherche CNRS d’anthropologie dirigé par Annie Hubert. Centré sur l’étude des techniques de détection de virus, le deuxième chapitre montre que, transposée à l’échelle de l’épidémiologie (les grandes populations), une question d’apparence aussi simple que « tel ou tel individu est-il porteur d’un virus ? » peut faire l’objet de divergences fortes à l’intérieur d’une même communauté de spécialistes. Le temps de l’ajustement technico-instrumental autour des classifications internationales des virus comme de la fiabilité des tests n’est pas sans rapport avec d’autres types de temporalités : « Le temps nécessaire à la stabilisation des questions de fiabilité dépend des enjeux humains et économiques tournant autour de l’agent pathogène considéré. Cinq années furent nécessaires pour le virus HIV et environ dix ans pour le virus HTLV. L’unité d’épidémiologie des virus oncogènes joua un rôle important au niveau de la scène internationale sur ces questions. » (p. 91) .
Lancés dans une chasse aux virus – principalement les nouveaux variants du HTLV – avec l’impératif incontournable d’« arriver les premiers », les membres du laboratoire de Guy de Thé doivent
également construire des terrains « stratégiques ». C’est à partir de ces terrains que le laboratoire se transforme en centre de ressources biologiques – une sérohèque – exploitables dans le cadre d’une recherche expérimentale. Le choix de la Guyane par Antoine Gessain se révèle rapidement être un pari gagnant. Non seulement parce qu’il existe une forte prévalence du virus HTLV dans certaines régions et certains groupes de la population locale, mais parce qu’on trouve sur place un savoir-faire des autorités politiques et médicales établi à l’occasion de collaborations antérieures, comme une infrastructure organisationnelle avec l’antenne locale de l’Institut Pasteur.
Les chapitres 3 et 4 développent une analyse des intérêts des chercheurs comme de leurs modes d’interactions. Il y a à l’évidence, chez les scientifiques observés, une volonté d’accumulation de crédit symbolique. Mais il serait absurde de ne considérer l’activité scientifique qu’en termes de production de reconnaissance sociale. « L’intérêt du chercheur par rapport à une thématique donnée, note C. Perrey, relève d’une subtile alchimie entre sa propre intuition vis-à-vis de la solution d’un problème, les données déjà publiées dans la littérature, des résultats préliminaires obtenus sur son propre terrain de recherche, les possibilités laissées par son directeur pour la mettre en oeuvre, les capacités humaines et techniques de son laboratoire d’appartenance, la
possibilité d’arriver le premier à une solution (compte tenu de la difficulté du problème et de l’intensité de la compétition), les possibilités de reconnaissance institutionnelle et communautaire offertes par telle ou telle recherche. » (p. 104).
L’auteur étudie par ailleurs longuement les difficultés rencontrées par les chercheurs pour faire vivre au jour le jour l’approche multidisciplinaire des virus oncogènes souhaitée initialement par le
directeur de l’unité. C’est sans doute sur ce point précis que le lecteur peut ressentir, à de multiples reprises, la frustration de l’auteur. C. Perrey plaide ouvertement pour une « véritable écologie des maladies infectieuses » alors qu’il voit se développer, parfois pour de « bonnes raisons », durant ses années d’observation sur son terrain, une réorientation du laboratoire vers une épidémiologie essentiellement génétique et moléculaire.
Les trois chapitres suivants – 5, 6 et 7 – sont autant de pistes pour saisir les motifs de cette réorientation du projet fondateur de l’unité. C. Perrey souligne le poids des referees des grandes revues scientifiques internationales – Science, Nature, Cells ou The Lancet – qui rend très improbable la publication d’articles intégrant une approche qualitative des facteurs environnementaux liés à la diffusion du virus HTLV ; la relative confidentialité de l’épidémiologie à l’Institut Pasteur, en particulier par rapport à l’INSERM, et l’absence de consensus interne sur sa définition ; une conception très élargie de l’action de santé publique qui inclut toute recherche fondamentale sur le vivant et une relative perte de vitesse de l’Institut sur son coeur de métier, la vaccinologie. Enfin, l’ouvrage se clôt par un dernier chapitre qui accompagne l’unité dans sa phase de dissolution et de recréation sous la direction d’Antoine Gessain en 2001.
Par-delà la présentation de son matériau empirique original et qui justifie à elle seule sa lecture, l’ouvrage de C. Perrey est une opportunité pour réfléchir sociologiquement aux conditions de
formation, de stabilisation et de transformation des choix scientifiques. Qu’il s’agisse de problématiques fondatrices, d’orientations ou de réorientations thématiques, d’outils et d’instruments, de
collaborateurs, etc., tous ces choix, individuels et collectifs, qui façonnent l’activité comme le devenir d’un collectif scientifique, se situent, dans le cas étudié, au confluent d’un contexte local (l’unité, son organisation, ses ressources), national (l’unité comme composante de l’Institut Pasteur et les organismes nationaux de la recherche biomédicale), extra-métropolitain (le terrain de l’unité et l’antenne de l’Institut en Guyane française) et d’une communauté scientifique internationale relativement bien structurée dans laquelle les chercheurs observés entendent conforter leur position.
L’apport majeur du livre est de déployer et donner à voir au lecteur cette distribution de l’activité scientifique sur plusieurs niveaux. Une de ses faiblesses est sans doute de ne pas réellement chercher à définir une approche originale de l’articulation entre ces différents niveaux.
C. Perrey discute longuement de sa situation d’observateur-participant : une discussion qui avait sans doute sa place dans la thèse dont ce livre est partiellement tiré, mais qui déséquilibre inutilement le premier chapitre (trop long alors que les chapitres suivants sont parfois trop rapides). Il discute tout aussi longuement des difficultés d’une approche multidisciplinaire des maladies infectieuses : cette discussion constitue à n’en pas douter la ligne directrice de l’ouvrage. Mais il choisit de distiller des références et des emprunts à des traditions sociologiques qui semblent parfois difficilement conciliables : l’analyse des mobilités thématiques de Thomas Gieryn (p. 27), la sociologie de la traduction de Michel Callon (p. 119), l’approche de la visibilité scientifique de Gérard Lemaine (p. 143), la théorie de l’alignement de Joan Fujimura (p. 212), etc. L’auteur confie visiblement à son lecteur la tâche d’intégration théorique de ces différents emprunts, d’où parfois l’impression, au fil de la lecture, d’un texte assez hétérogène dans sa conception comme dans sa composition.
Un chapitre dédié, introductif ou final, aurait pourtant permis à la fois de clarifier la position générale de l’auteur et de mettre en perspective l’enquête et ses principaux résultats. Et c’est
sans doute là, d’ailleurs, que se situe une seconde faiblesse. Revendiquant une forme de « modestie », l’auteur renonce explicitement à toute volonté de généralisation en raison du caractère prétendument « contextualisé » de ces observations.
Ce choix paraît doublement contestable. D’une part parce que cette montée en généralité est précisément ce qui manque aujourd’hui le plus à une tradition de recherche qui s’est progressivement
épuisée dans la démultiplication des études de cas (un peu, d’ailleurs, comme la tradition d’étude des controverses scientifiques). D’autre part également parce que le caractère « contextuel
» de l’observation ne dit rien de la généricité potentielle ou effective de certains processus ou mécanismes sociaux discutés par l’auteur. On ne voit guère en quoi les questions de l’« estimation
des risques » associés au développement d’une problématique de recherche, de l’évaluation du degré de « faisabilité » d’une stratégie de recherche ou encore de la formation d’un « consensus » autour de classifications ou de catégories conceptuelles, pour s’en tenir à quelques exemples discutés dans l’ouvrage, ne peuvent être utilement rapportées au stock préexistant des études de laboratoires.
Certes, on admettra aisément avec Christophe Perrey que cette approche comparée que nous appelons de nos voeux n’est guère facilitée par l’hétérogénéité des cadres théoriques qui ont nourri
pendant très longtemps ces études : interactionnisme symbolique, ethnométhodologie, constructivisme tempéré ou radical, etc. Mais un lecteur (un peu) volontariste y verra au contraire une invitation faite à l’auteur pour consolider l’identité de sa posture de socio-anthropologue des sciences afin d’établir, dans un futur ouvrage, le bilan raisonné d’une tradition de recherche qui a indéniablement contribué à modifier l’image traditionnelle de l’activité scientifique.
Michel Dubois
Groupe d’étude des méthodes de l’analyse
sociologique de la Sorbonne (GEMASS) – CNRS